tuer (mont(r)e.r) le temps (無)
Printemps précoce (ou Début de printemps, Bakushu),1956 : Deux
employés peu avant de commencer leur journée de travail sont à la fenêtre et
regardent dans la rue d'un quartier d'affaires de Tokyo les gens qui se hâtent
de peur d'être en retard; l'un des deux fait alors la remarque suivante: "Il
y a seulement quelques instants, c'est nous qui étions là-bas." C'est l'enfance
que la chute dans une crevasse du temps, "là-bas", convoque, et que
peut–être Ozu Yasujiro, avec Charlie Chaplin et Jacques Tati, a su le mieux
évoquer au cinéma. (La capacité à prendre mesure du passage des ans a très certainement
joué un rôle déterminant dans la constitution du langage, cette machine à remonter,
et démonter, le temps.)
Qu'est-ce que la dame a oublié? (Shukujo wa nani O Wasu-retaka,
1937) : Séparation dans un café; elle se lève, s'éloigne de la table, se tourne
vers son ami hors-champ et lui dit "Demain, je serai à Osaka," pour
aller ensuite se fondre dans le flou de l'arrière-plan (contrôle impeccable
du point, ainsi qu'il en était l'habitude au cinéma muet); et pendant ce
temps (le cinéma est ce privilège d'assigner par le montage les valeurs,
ou coefficients de durée, aux prises, take en anglais, de son enregistrement)
le vase et la tasse de café en avant-plan sur la table restent imperturbables,
un exemple de "l'impression profonde que peuvent faire des objets ordinaires."
(définition par Senichi Hisamitsu de mononoware) Mais, parfois, très
rarement, pas complètement détaché; ainsi la larme qui goutte de cette autre
tasse de café dans Où sont les rêves de jeunesse? (Seishun no Yume
lma izuko?, 1932), après un sucre jeté un peu trop brusquement (relevé d'amertume).
Et la larme de Ryu Chishu à la dernière image du dernier film : Le goût du
saké (Samma no Aji, 1962); on la devine plus qu'on ne la voit sur
la joue de Ryu qui s'est lui aussi métamorphosé en chose ordinaire quand l'ombre
du temps a terminé sa course; combien de films ensemble, Ozu et Ryu, pour arriver
à cette larme!
Ces déplacements temporels font de nous d'éternels voyageurs stellaires, "Mois
et jours sont passants perpétuels" (tsuki hi wa hyakudai no kakyaku...),
destin suggéré admirablement au final rougeâtre d'un train s'enfonçant dans
le bleu de la nuit : Herbes flottantes (Ukigusa, 1959); ou en
plein jour : Fleurs d'équinoxe (Higanbana, 1958), ça n'y fait
rien et la peine reste la même. La fin a toujours-déjà commencé et le départ
est permanent et d'autant plus douloureux alors; douleur au degré d'attachement
qui nous retenait auprès des êtres qu'il faut maintenant quitter; Le fils
unique (Hitori Musuko, 1936) ouvre avec ce carton : "La tragédie
de la vie commence avec les liens entre parents et enfants." Le présent
n'est que le terme rétrospectif d'une séparation anticipée. Au contraire de
celle d'un temps retrouvé, il s'agit ici de l'expérience d'un temps détaché
(décacheté) des choses et par la présence desquelles le plan d'un
film de Ozu devient inhabité (en anglais, pillow-shot), non pas vide
à l'intérieur et sans contenu (le plan de Printemps précoce, cité plus
haut, montre qu'il n'en est rien), mais orphelin de n'être le point de vue d'aucun
sujet à l'horizon d'aucune conscience (comme les terrains vagues dans Une
auberge à Tokyo Hakoiri Musume, 1935, qui précèdent de plusieurs
années ceux du néo-réalisme italien), mais plutôt regard (cadre) proprement
inhumain et par-là finalement peut-être seule façon d'apporter un peu d'humanité
à cette Histoire d'herbes flottantes, Ukigusa Monogatari, 1934,
répétée de génération en génération.
Quelle prise alors ces fameux plans inhabités, présents impossiblesfenêtres
pour tuer le temps, en contant les nuages par exemple : Jours de jeunesse
(Wakaki Hi, 1929) et semble-t-il rattachés à rien (d'où par contraste
la charge morale des personnages au regard aligné dans l'axe de la caméra qui
a l'intensité géométrique du baseball dans le face-à-face du lanceur et du frappeur)
ont-ils sur la narration? Printemps tardif (Banshun, 1949) : Le
cadre de la caméra de Ozu enregistre religieusement l'acte de séparation au
cours d'une représentation de théatre nô; très lentement (mentalement), quelqu'un
s'éloigne. Il est difficile d'exagérer la rigueur et les soins apportés
par Ozu à la composition du cadre (voir le témoignage ému de Atsuta Yuharu,
le cameraman de Ozu, dans le documentaire de Wim Wenders Tokyo-ga, 1985).
Le cadre prend à certains moments la fonction du masque porté par un mort (revenant);
le terme bien sûr est un peu trop direct sans les connotations plus positives
du japonais 無 (mu, néant), la seule inscription voulue par Ozu sur sa tombe
à Kamakura.
Jean-Marc Raynal