LA MISE EN PLACE DES PREMIERS APPRENTISSAGES DES AUTOMATISMES LINGUISTIQUES AVEC LA DIDACTIQUE DU SILENT WAY
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L'approche du SILENT WAY a été développée par CALEB GATTEGNO (1911-1988), qui a été un théoricien original et un expérimentateur hardi dans le champ de l'éducation, “cette grandeur en chômage de la possibilité infinie d'apprendre”. Cette didactique propose des activités qui suscitent et guident la mise en place des procédures de fabrication d'expressions linguistiques.

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La didactique du Silent Way peut se définir selon trois pertinences: AUTOMATISME, MÉMOIRE et SILENCE. L'automatisme est programmation et projection de plans d'invention, défini comme passage et organisation du désordre et du bruit à l'information, composant avec l'aléatoire, le hasard, le “coup de dé”. La capacité à l'invention est ce qui s'engage de la mise en place d'un automatisme. La mémoire se spécifie comme activité qui consiste à lier des énergies dans le temps –ou dé-roulement, d'un enchaînement, c'est-à-dire dans l'ordre de composition d'une séquence; et ce sont ces enchaînements précisément qu'il s'agit d'automatiser. Enfin, il y a le silence, sur fond duquel cette expérience (d'apprentissage) du langage se révèle pour et à elle-même. Le silence répond d'abord à l'impératif pédagogique du faire-soi-même, tel qu'il est, par exemple, énoncé par Descartes dans ses Règles pour la direction de l'esprit (Règle X).

Si l'on définit la langue comme fonctionnement d'un ensemble de procédures de formation d'expressions linguistiques, le processus d'AUTOMATISATION des chaînes opératoires apparait alors comme le motif central de l'apprentissage d'une langue. La langue dans cette perspective formative n'est pas œuvre achevée, donné toujours-déjà préparé, mâché, construit, mais processus énergétique, c'est-à-dire activité. (“La langue n'est pas une une œuvre, ergon, mais une activité, energeia.” Von Humboldt) Non pas les produits de la langue, fussent-ils attachés à sa description, mais comment la langue les produit. Comment ça fonctionne. Comment s'installe un fonctionnement, c'est-à-dire une pratique qui désigne “le mélange, la masse, en un lieu donné du corps, de muscles et de sang, d'os, de nerfs et de fonctions diverses, pratique qui mêle et coordonne ce que le savoir analyse et dissèque.” (SERRES-Le tiers instruit-1991)

La langue est un fonctionnement, au même titre que la respiration, la marche, ou la natation, et, plus généralement, comme tout modèle d'expression corporelle qui suppose une synergie entre l'outil et le geste, entre le corps et une intention à exprimer. Le champ d'opération seul diffère, en changeant d'échelle. En son principe, les mêmes actes de coordination règlent l'unité du corps, dans la danse, dans la préhension, ou dans la parole. Et il est dans la nature d'un automatisme que son apprentissage soit toujours-déjà oublié, au fil de l'exercice régulier de ses applications. Oublié parce qu'appris, oublié pour pouvoir être mis en usage. Façon de dire que le but de l'instruction est la fin de l'instruction. Ces chaînes opératoires machinales s'exercent sur le mode de ce qui pourrait s'appeler une improvisation exécutée: c'est-à-dire, un savoir-faire qui, pour trouver son efficacité, doit se faire sans le savoir, et pour cela donc doit être oublié. C'est le paradoxe du comédien, ou tout aussi bien paradoxe de la marionnette, ou de l'apprenant: voici le moment du travail où, soudain, comme par grâce, tout devient facile et l'on ne sait pas pourquoi, des années d'entraînement, de volonté, d'acharnement, tout d'un coup, entrent et s'installent dans le schéma corporel.

Qu'est-ce qu'une langue étrangère? Langue qui n'est pas maternelle. Et une langue maternelle? La première langue apprise, et bien apprise! Voilà l'adjectif sur lequel on doit compter: apprise. ‘Étrangère’, comme qualité toute relative, est (adjectif) superflu. La langue ‘maternelle’ en effet n'est qu'une langue étrangère qui a été remarquablement bien apprise, soit apprise sans notre aide. Qui peut croire que nous apprenons aux enfants à parler, à marcher, à s'asseoir. Si c'était le cas, peu d'entre nous parleraient, ou marcheraient! De plus, pourquoi ne faisons-nous pas alors un aussi bon travail avec les autres, les étrangers? dits barbares, quand définis, exclusivement, comme ceux qui n'avaient ni sang ni son en commun avec le reste de la communauté.

Le Silent Way est une technique, plutôt qu'une méthode qui garantirait une fois pour toutes (les autres fois) la sureté du passage à l'acte de langage. Technique parce qu'il y a des activités à régler; et activités parce qu'il y a (du) fonctionnement. “La technique est la figure déterminable de l'énigme” que reste la langue dans une grande mesure encore aujourd'hui. Cette figure du déterminable est la capacité de se mesurer (éthique de la sincérité) à ce que l'apprentissage de la langue exige pour lui-même, objectivement. Toute la difficulté du travail est de suivre ce qu'on est train d'inventer, à deux, des deux versants, apprenant et enseignant. Apprendre marche dans les deux sens: prendre et donner, l'un pour autant qu'il y ait l'autre; à prendre ou à laisser. Cela non plus n'est pas sans rapport avec le travail du marionnettiste qui, au-dessus, ou à côté, de la créature dont il a garde, reste calme, silencieux et humble: tout en retenue. La retenue, voilà ce que signifie aussi le silence du Silent Way: il exprime la retenue qu'exerce sur lui-même l'enseignant de la langue, donnant par là aux activités de ses étudiants le temps de s'occuper à mettre sur pied, et au point, leur prise de parole.

C'est la formidable expérience du langage, au long des millénaires de l'espèce, et reprise par le nourrisson, que la didactique du Silent Way suscite, c'est-à-dire, en fait, res-suscite, s'il est ici question d'apprentissage d'une langue étrangère, c'est-à-dire de l'apprentissage d'une deuxième langue, ou plus exactement, d'un apprentissage à reprendre une deuxième fois. L'approche du Silent Way favorise les conditions d'exploration verbale de l'enfance, en donnant à l'étudiant motifs à son exercice. (si “dans tout homme se cache un enfant.”)

L'automatisme des procédures de formations d'énoncés linguistiques se manifeste sous la forme d'une double combinatoire (ou articulation): l'expérience se communique en mots et en phrases, auxquels l'articulation vocale donne une forme sonore. La première désigne les opérations syntaxiques et lexicales de la mise en phrase; la deuxième donne une forme sonore aux énoncés. “Les langues sont des sons qui forment dans le temps des mots et des collections de mots”. Ces deux événements articulatoires, de sons en mots, et de mots en discours, résultent de procédures de concaténation, d'enchaînement, qui sont en nombre fini, et qui portent sur des éléments qui sont eux-mêmes en nombre relativement peu élevé. Leur acquisition permet la production d'un nombre grand d'énoncés. (très grand même, mais point illimité; le flot des mots saura assécher la bouche des plus loquaces.)

La didactique du Silent Way engage le développement de ces deux plans articulatoires sur fond d'un double silence. Un silence pour l'oreille et un silence pour l'œil. Le silence pour l'oreille est celui imparti à la parole de l'apprenant pour qu'elle puisse s'entendre –et se faire entendre. (Historiquement, le silence perça l'écran du cinéma à l'avènement du parlant: pour la première fois le silence pouvait s'entendre derrière et sous les bruits de la parole; et, réciproquement, les paroles aménagées en silence. Ce qui, rétrospectivement, fit alors basculer le cinéma d'avant le sonore dans la fiction du muet, car, dans les cuves sonores des cafés concerts, muet jamais il ne l'avait été. Et tout cela est, comme par hasard, contemporain des travaux du Cercle Linguistique de Prague, qui posait les fondations de la phonologie.) Silence qui donne à la parole de l'apprenant le temps de s'entendre, c'est-à-dire de modifier ses productions au fur et à mesure que celui qui possède les critères linguistiques, qui est l'enseignant, l'instruit des modifications à y apporter. Et, deuxième silence, silence qui se voit, celui, de la première articulation qui s'installe au gré de randonnées syntaxiques et stylistiques, ‘randon’, circuits aventureux, itérations et réitérations, plutôt que visite guidée de monuments de la langue.


 

TABLEAUX DU FRANÇAIS

 


De même que le langage définit l'espace où tient une réduction du monde, ces deux tableaux valent comme modèle réduit de la langue. Ils montrent la langue, non pas tout de la langue, mais tout de ce que la dé-monstration de ses fonctionnements requiert pour les remettre en jeu. Ils sont une mémoire vécue en actes, une mémoire qui s'établit en relation avec des activités, plutôt qu'une mémoire qui élève au rang de tradition les monuments de la langue. (par monuments, il faut entendre les manuels, avec leurs phrases toutes-déjà-faites, et les listes de mots bien ar/rangés dans les dictionnaires) Si c'est déjà fait, vu et su d'avance, décidé par d'autres, qu'est-ce qu'il lui reste à saisir, à prendre, à l'apprenant? Apprendre: pas, guidés, du connu à l'inconnu; invention donc, permanente, sans cesse à reprendre, et effectivement reprise et remédiée, (sans jamais d'ailleurs succomber au sentiment d'échec; un enfant n'a pas le sentiment d'avoir mal agi d'avoir mal fait; il tombe, il se relève; il tombe pour se relever: la ‘relève’ est un moment déterminant dans tout processus d'apprentissage) parce qu'elle est contrôlée, comme on contrôle une expérience en laboratoire. Ces tableaux sont un laboratoire de langue. Ils montrent le travail de production linguistique en rendant visible, d'un seul coup d'œil, la carte des emplacements autour desquels bat le rythme et vibre la musique, et où l'esprit noue ses intentions, pour s'y consumer en rires, pleurs, ou autres mouvements d'humeur.

La charpente sonore de la langue. Former une expression linguistique en enfilant des phonèmes à la queu-leu-leu est autre affaire que de faire des bruits avec la bouche. Il convient de distinguer la possibilité physique d'entendre ou d'émettre des sons, et la possibilité intellectuelle de concevoir des symboles expressifs, transformables en gestes ou en sons, c'est-à-dire la capacité de combiner des bruits de bouche, ou des marques, en séquences, pour y articuler une intention, un désir, un vouloir-dire. Pour que la voix organise son bruitage dans le temps séquentiel d'une intention et d'un désir, il faut une itération, une combinatoire, une mise en chaîne, un rythme donc, c'est-à-dire en fin de compte un intervalle (de) vide entre les unités vocales. La voix vient après-coup.

Scopie & automaticité. La figuration naît du mouvement (dé-composé) des doigts, et vient donner un cadre au découpage temporel. La première syntaxe est image avant d'être oreille: manuelle. Il faut à la vibration sonore, pour articuler son bruitage en séquences, un programme. “La voix nous détourne du signe, mais ne résonne qu'en lui.” Ce programme est l'image qui se profile du mouvement des doigts. Le premier ordinateur de l'humanité, encore inégalé, a été la main qui déplie son clavier digital. (De même, le premier et véritable centre multimédia, plaque d'in/formation du caractère, est le visage humain, au jeu des grimaces molles de ses parois inflexibles.) Une étroite coordination existe entre l'action de la main et celle des organes antérieurs de la face. Les deux pôles du champ de relation, le visage, instrument de la phonation organisée en langage, et la main qui a vocation d'organe de fabrication, mobilisent les 8/10e du dispositif moteur primaire. La langue, les lèvres, le larynx, le pharynx et les doigts, à eux seuls représentent presque la moitié du total de la couverture neuronale, dans la région du cortex moyen. (Leroi-Gourhan)

Cette liaison entre la face et la main a d'abord eu un caractère alimentaire, puis elle s'est développée comme coordination dans l'exercice du langage, en s'exprimant dans le geste comme commentaire de la parole et comme coordination des sons de la voix. Signalons également que plusieurs travaux ont établi que les premières manipulations digitales du nourrisson étaient un préalable indispensable au développement de la parole. La technique et le langage ne sont donc pas deux activités humaines séparées, mais un même phénomène mental, fondé neurologiquement sur des territoires connexes et exprimés conjointement par le corps et par les sons. L'intelligence est artificielle ou n'est PAS.

Le Silent Way introduit le caractère inséparable de l'activité motrice (dont la main est le premier représentant) et de l'activité verbale dans le jeu de ses apprentissages. La main, et les circuits oculaires qu'elle induit, instruit la voix; en donnant une raison, c'est-à-dire un ordre et un rythme, aux tourbillons aériens qui s'échappent de la bouche, elle mobilise la faculté de la raison. La capacité combinatoire, au principe des deux articulations linguistiques, et de beaucoup d'autres, réside dans la possibilité de conversion d'une séquence temporelle en marques inscrites sur un espace; comptabilité originaire d'où découlent tous les autres comptes, car qu'est-ce que compter, sinon effectuer une telle conversion. La paléontologie suggère d'ailleurs que le graphisme a débuté à partir de signes qui semblent avoir exprimé d'abord des rythmes et non des formes.

Les tableaux du Silent Way affichent un modèle réduit de la langue, sous la forme d'une présentation libre de ses éléments, éléments phoniques, syntaxiques et lexicaux, qui en permet la re-composition, pour ne pas dire la résurrection. Libre veut dire non asservie à une orthographe, à une diction, ou à une signification préexistante. Les éléments de la langue sont là présentés de telle façon que son auteur, (auteur, mais pas propriétaire) a toute latitude pour en former des séquences, en lui permettant de faire varier la vitesse de leur exécution, de permuter les termes et l'ordre des enchaînements et de re-composer à volonté la sphère référentielle qui imprègne d'un sens manipulations et circuits d'éléments, qui, sinon, resteraient simples formalités. Avant d'exprimer quelque chose, il faut s'imprimer (prendre les plis) du réglement du jeu, ici la capacité à fabriquer des énoncés, et qui, progressivement, s'assouplit, devient de plus en plus libre et tend à s'automatiser, soit à s'autonomiser par rapport à la sphère consciente et volontaire. Mais pour devenir automatiques, les procédures et jeux combinatoires des chaînes opératoires doivent être d'abord volontaires et réfléchies, c'est-à-dire doivent être expérimentées, librement, ce que veut dire ludiquement.

L'automatisme vocal est une suite d'enchaînements corporels (une émission vocale résulte de quelques 150 micro-mouvements par seconde): le mot n'existe alors que de faire corps avec la scène d'où il surgit comme cri, murmure, ou plainte, et toujours arrive en effet de surprise: ça ne remonte pas jusqu'aux lèvres, ça ressuscite. L'on n'apprend pas à parler: mais on fait d'abord un vocable, un son, un bruit. C'est cette capacité au bruit qu'il faut d'abord exercer; il s'agit de la traverser dans tous les sens, pour retrouver l'air sous les paroles, l'air étouffé sous le texte: descente dans la colonne d'air. L'étudiant de la prononciation d'une langue étrangère rejoue les balbutiements des premiers pas dans la langue, et, tel un comédien, doit réarranger sa soufflerie aux nouveaux accents de l'acte.

La mécanique articulatoire de l'appareil vocal par mouvements d'organes aussi délicats de manipulation que les fils d'une marionnette est un moulage d'air coulé dans la bouche et le nez. L'entrée dans la parole se fait par le babil, en jouant avec les organes vocaux. Les langues sont des sons, c’est-à-dire des énergies liées dans le temps. Par petites compressions (sacs) d'air, le corps entier explose. “Et tout ce que tu dis bouge derrière toi.” Rythmes et contours prosodiques résultent d'obligations assouplies à l'usage. L'apprentissage des sons d'une langue nouvelle, qu'elle soit maternelle ou étrangère, ne commence pas par l'oreille qui doit d'abord former son écoute; in-formation que l'oreille n'acquiert qu'à partir des productions orales de ‘son propriétaire’, étudiant ou nourrisson, et non avec celles du professeur qui se tait et écoute les caractéristiques des productions de l'étudiant: l'oreille du professeur réceptionne et informe l'étudiant de ce que font ses organes vocaux, pour le guider au fil des exigences de la gymnastique orale (babils pré-babéliens) pressentie comme distribution d'énergie dans le temps, comme mélodie et suite d'accents. L'étudiant développe ainsi progressivement les critères qui font qu'il est capable d'interpréter les sons perçus, au fur et à mesure qu'il en affine la production, en terme d'émissions.

Le dispositif du tableau des rectangles de couleurs mobilise en les articulant dans le même processus dynamique les deux sources de l'expression, celle de la motricité verbale et celle du graphisme, comme suite de rectangles entrainée au rythme du découpage sonore. “Dans le ruisseau, il y a une chanson qui coule.” Cette approche permet d'éviter l'arbitraire de la lettre et du mot, écueil majeur pour l'apprentissage des sons d'une langue, puisqu'un son peut être représenté par plusieurs orthographes et que, à l'inverse, à une lettre peuvent être associés plusieurs sons différents.

Les phonèmes sont représentés par des couleurs sur un tableau. Règle du jeu: UN SON, (correspond à) UNE COULEUR. Les voyelles sont en haut, les consonnes en bas. C'est d'ailleurs autant par sa position sur le tableau que par sa couleur que le rectangle représente et ‘rappelle’ un son. Il s’agit pour l’enseignant non pas de dire à l’étudiant, pour les lui faire répéter, les sons, mais d’expliquer quoi (et comment le) faire pour qu’il arrive à une production acceptable. On part du son, qui est donné par les étudiants, pour aller vers la couleur qui le désigne. On construit à partir de ce qui est connu des étudiants, en général donc, à partir des sons de la première langue, et en suivant et conduisant leurs initiatives et inventions. En jouant avec ses instruments vocaux, couvrant sur son clavier vocal de nouveaux registres, l'apprenant prend conscience des mécanismes d’articulation des sons de la langue nouvelle, via la (re)découverte de ceux de la première langue, reconnue ainsi pour la première fois. (ne devient ‘première’ qu'à l'essai d'une deuxième.)

Quelques remarques générales sur le guidage pour l'apprentissage des sons du français:
-les 3 nasales, AN-ON-IN s’obtiennent à partir des voyelles orales A-O-È.
-L’opposition entre les deux É-È et les deux O-Ô s’obtient du jeu des différences d’ouverture, d’énergie et de longueur des deux sons.
-le groupe I-OU-U: à partir de l’une, on peut aller à la formation des deux autres.
-Quand ils ont le OU et le I, on peut faire/dire OU-I; entendant le groupe sonore leur tomber des lèvres, ils 'relèvent' le mot, enchantés de (reconnaitre qu’ils viennent de) dire OUI, – mot reconnu en effet, car beaucoup le connaissent.
- Les consonnes peuvent s'introduire avec la gamme musicale, DO, RÉ, MI, FA, SOL, LA, SI. Du jeu des oppositions voisées/non voisées (sonores/sourdes) on obtient: TO, VA, ZO. Les autres consonnes s’obtiennent comme pour les voyelles, à partir des productions faites par les étudiants.

L'articulation vocale, représentée par les alignements de rectangles colorés, se recompose de leur bande passante, au fil du doigt qui en trace une séquence, et dont le défilé au ralenti fait voir les nœuds de silence, qui organisent le mélange (la pâte) sonore et lui donnent rythme (courant). L'œil, guidé par la main, trace en silence un chemin à la voix de l'étudiant. La séquence sonore toujours passée trop vite est là reprise en main. Pour caractériser cette expérience de redécouverte de la voix: comme si, les perles d'un collier, enfilées dans le noir. (“La voix inoubliable de Colette Thomas, récitant par cœur dans le noir --panne d'électricité--un poème d'Artaud –été 1945”) En convertissant le fil temporel de la parole en l'espace silencieux d'un tableau de rectangles colorés, les composants sonores de la langue se trouvent suspendus hors leur substrat temporel : “la couleur est l'ombre portée par le passage du temps sur les choses”. Et en faisant du bruit, le temps (de parole) recommence. L'on peut voir là comment cet apprentissage des automatismes linguistiques, qui eux-mêmes opèrent comme montages, utilise les moyens du montage, par torsion et conversion spatio-temporelle des séquences sonores en l'espace muet des rectangles colorés. Symétrie et temporalité: réversibilité des circuits digitaux, alors que les productions qui en dé/coulent sont elles à sens unique; gain(e) de temps d'où se décochent des flèches qui reviennent (aux oreilles). C'est en cela que les tableaux sont un modèle réduit de la langue; et c'est là d'ailleurs aussi le principe de l'enchaînement cinématographique, (outillage primaire du cinéma: 1 TABLEAU mis à l'index) et tout aussi bien, celui des transports en commun; car ces groupements et mouvements de rectangles peuvent transporter très vite et très loin. (Voir, et entendre, par exemple, comment Céline a donné au français son métro.)

Après la gymnastique orale initiale, dont l'exercice, une fois pris les premiers plis, n'a qu'un seul nom: celui de régularité, des tableaux de mots introduisent à l'apprentissage de l'autre articulation, syntaxique et lexicale, qui s'occupe de la mise en phrases. LES MOTS, le pluriel définit le projet syntaxique, SE TAISENT: colorés selon leur charpente sonore, ils sont donnés sur les tableaux en désordre, pêle-mêle: silence syntaxique, silencieux à l'œil. Les phrases ne préexistent pas à leur fabrication par l'étudiant: il s'agit de faire sa phrase, plutôt que d'en ânonner une copie déjà-toute-faite. Une phrase s'obtient du circuit tracé, d'un même élan, par la main, par l'œil et par la voix -- écrire, lire et enfin parler, composant un des assemblages possibles avec les mots éparpillés sur un ou plusieurs tableaux. Les mécanismes d'engendrement d'énoncés sont ainsi assimilés par l'étudiant parce qu'il les fabrique lui-même, c'est-à-dire en fin de compte, parce qu'il se les apprend (à) lui-même. Les tableaux découvrent le paysage entier de la langue, et son explorateur peut se mettre tout de suite “au volant de sa phrase”, liant dans un même mouvement performance orale, pratique de la lecture et mise en écriture des énoncés. Du niveau débutant à celui avancé ne changent que la vitesse d'exécution, pour s'accélérer, et la surface du territoire, pour s'étendre au gré des randonnées des phrases créées.
Les énoncés sont fabriqués au cours de conversations que réglent la manipulation de réglettes de bois : rien n'est mis en mouvement qui n'ait été voulu, c'est-à-dire énoncé, avant, pendant et/ou après la ‘manœuvre’. Par la manipulation de morceaux de bois s'opère le passage des sens au sens: l'univers de la langue superpose ses motifs au langage du monde. Les opérations de structuration linguistique restent soumises au contrôle de l'expérience, perception et préhension, qui manifeste, comme contenu de représentation, la signification de l’énoncé en cours de fabrication. Mémoire en acte, comme mise en mémoire, d'un énoncé. Les réglettes font un pont entre les données des sens et l'expression linguistique qui les res-suscite. Elles vont des sens au sens, puis à son retour vérifiant (et gratifiant) au vu d'un résultat pré-visible; corps conducteurs d'énergie, elles sont médiations (radio-)actives, d'un sens à l'autre, en passant par leur absence médiane, c'est-à-dire temporaire. Entre le mot et la chose, elles représentent les mots dans l'univers du langage, et les choses dans l'ordre réel du monde. Les mots, et leur ‘bon usage’, sont, avant toute autre chose, ce dont se préoccupe l'apprentissage d'une langue étrangère. Ainsi, chaque manipulation, d'une ou plusieurs réglettes, vient illustrer une règle en la mettant en œuvre. A la séquence des mots ainsi regroupés, un mouvement de réglettes vient donner sens, ou bien retirer, en cas d'invalidité, sa raison d'être (énoncée) là. De même, en sens inverse, des énoncés différents peuvent conduire à une même manipulation de réglettes. Ainsi viennent se mettre en place les processus d'organisation symbolique, pour combler la distance d'une chose au mot qui la désigne à l'abattoir de l'industrie humaine.

Sur le premier tableau se trouvent, en ordre de dispersion, quelques 40 mots –verbes, pronoms, substantifs, adjectifs et prépositions, à volume égale, répartis sur 9 lignes. Une boîte de réglettes est posée au milieu de la classe. L’enseignant commence (“La première expression linguistique est l'impératif.”) en pointant les trois mots suivants: ‘PRENEZ’, dernier mot de la cinquième ligne, ‘UNE’ et ‘RÉGLETTE’, tous deux en première ligne. Un étudiant lie/lit et ‘enfile’ la séquence: “Prenez une réglette” pour un deuxième étudiant, qu'il regarde, s’il ne l’appelle pas par son nom –prise en compte des regards et des gestes dans l’émission de la parole. Aucun des deux, émetteur et récepteur, ne comprend en principe pas ce qui vient de passer. L’enseignant alors intime à l'étudiant interpellé, nom et/ou regard, d’avancer la main vers la boîte pour saisir un bâtonnet de bois. L’énoncé se consolide rétroactivement par une variation introduite dans la séquence suivante. Par exemple, dans ce cas, en changeant le cardinal: “Prenez deux réglettes”. Là, comme pour l'apprentissage des sons, on avance à pas mesuré du connu à l'inconnu. Avec les mots du premier tableau, peuvent être ainsi composées et saisies des phrases comme: “Prenez une réglette bleue et donnez-la moi”; “Prenez trois réglettes rouges et deux noires, et donnez-les lui”; “Avez-vous une réglette jaune?”; “Prenez sa réglette et donnez-la moi”; “Prenez ma réglette et mettez-la ici”.

Le jeu des réglettes donne forme, comme contenu d'apprentissage, aux règles du discours, oral et écrit, en suspendant les vouloir-dire, toujours-déjà là et si bien intentionnés de vouloir faire l'économie des dites-règles. D'une langue, nous sommes locataires et non propriétaires, ou, si l'on veut user de ce droit de propriété, disons alors que nous sommes une propriété de la langue. Avec la conséquence que les premières règles de courtoisie et de politesse, et les seules véritables peut-être, sont celles des usages linguistiques recopiés dans les grammaires. Après avoir étudié “l'univers du langage”, pour s'en approprier les procédures de fabrication et d'usage, une fois son fonctionnement assimilé, incorporé, l'étudiant peut entrer dans ‘le langage du monde’, de son monde, pour en faire les descriptions et prescriptions de son choix, et selon ses désirs, en langue nouvelle, et plus tout à fait étrangère.

Jean-Marc RAYNAL

Texte révisé de la communication présentée au Congrès de l'Association Japonaise des Professeurs de Français en mai 1994. J.M. Raynal a produit une video sur le Silent Way à partir des enregistrements qu'il a réalisés avec Caleb Gattegno en 1987 et 1988.


Ouvrages cités.
Theodor Adorno, Théorie esthétique, Paris, 1974.
Caleb Gattegno, L'univers des bébés, New York, 1973.
André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, 2 vol., Paris, 1964.
Michel Serres, Le tiers instruit, Paris, 1991.

texte original disponible sur le site ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS AU JAPON