Pédagogie et langage à l’étude du cinéma

Ce qui était clair avant nous n’est pas à nous



À l’étude, cinéma, pédagogie et langage devraient s’éclairer mutuellement; ainsi peut-être, par l’étude de structures qui associent dans leur conceptualisation le mot et l’image, trouvera-t-on à apaiser la violence qu’ils se font l’un l’autre. Que la ressource audiovisuelle propose nombre de motifs à l’enseignement des faits de civilisation et de langue, cela est évident, avec le risque qu’un usage furieux de cette ressource vienne à perturber “l’équilibre [du psychisme] entre l’imaginé et le connu.” (BACHELARD:203) D’où le diagnostique historique brutal porté par Duras: “Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance: l’imaginaire. C’est là sa vertu même: de fermer.” Si l’on définit par exemple l’image mentale comme “projection de la réalité après (souligné par nous) la prise d’information ou après l’événement qui va provoquer la formation de l’image mentale...” (GUIMBRETIÈRE:10), il apparaît que ce que vient modifier l’environnement contemporain d’images électroniques est la capacité à former, pour soi, une image mentale: la projection de la réalité tient lieu (au lieu de venir après) de prise d’information. Spécifier les effets d’une telle remise en cause de la capacité imaginaire ne peut être la responsabilité de la seule institution pédagogique; bornons-nous ici à constater qu’il n’y a dans les écoles primaires ou secondaires très peu, comme il en existe pour la peinture et la musique, de programmes d’éveil aux techniques et manipulations des images et des sons; et tournons alors le projecteur dans l’autre sens.

Si les classes de civilisation et de langue ont beaucoup à prendre du (au) cinéma, peut-être aussi, dans l’autre sens, le cinéma peut-il montrer quelque chose de la langue et de son enseignement. Dans La mise en place des premiers apprentissages des automatismes linguistiques, nous avions présentés les tableaux de la didactique du Silent Way, en faisant remarquer que les opérations qu’ils permettent obéissent au principe de l'enchaînement cinématographique. (RAYNAL:59 –la bibliographie donnée à la fin de cette note se rapporte aussi à cet article) En effet, la résolution apportée par le cinéma à l’analyse du mouvement ne s’applique pas seulement aux données de la perception visuelle (galop de cheval par exemple), mais aussi à celles de la perception auditive (séquences phonétiques et syntaxiques). Il s’agit dans les deux cas d’un ‘objet non uniforme’ qui, perçu “comme un tout dans une certaine durée, n’est dans aucun moment de cette durée, quoique les notes qui le composent puissent être localisées.” (MERLEAU-PONTY:156) Suivre (analyse) un mouvement revient ainsi à (re)garder en mémoire ces localisations, qui doivent être nécessairement non perçues pour produire l’illusion (la perception) d’un mouvement. Le nom de cette analyse (dé/composition) est: montage, ressource infinie, écriture en son principe, du cinéma. C'est là le fait en propre au cinéma. Le montage n’a pas été inventé par le cinéma, et il avait certes été anticipé bien avant, mais c’est le cinéma qui le met à (l’ordre du) jour et le dispose au travail de l’esprit.

Le montage, principe organisateur (production) du complexe, se révèle un artifice suprême de la nature. Les formes les plus simples de la vie (et de la connaissance) deviennent extraordinairement compliquées quand on en démonte les parties; ainsi au niveau moléculaire, les pliages intriqués des languettes qui composent la double hélice de l’ADN, et pour la compréhension desquels pliages l’origami joue maintenant un rôle important; ou bien, la danse orientée des abeilles qui signale la position d’un site; ou encore, la double articulation linguistique, qui fait alors figure de cas d’espèce. Et c’est d’ailleurs sur le ‘patron’ de la voix, conscience invisible et ‘deus ex machina’ du cinéma, que la chaine d’assemblage des matériaux filmiques trace son discours. On peut surprendre cette voix au travail de son montage dans l’œuvre de Cocteau, Duras, Guitry, et Rouch, pour s’en tenir au registre français.

Vie décomposée (à toutes vitesses), pour en faire/voir le mouvement au fil des re/compositions. Comme par ré-animation, puisque “le cinéma filme la mort au travail.”(Cocteau) Mont-r-er le temps de tel ou tel énoncé, course, fil, rivière ou film, en en démontant cours et courants, (électrique ou d’une rivière) soit leurs rythmes. Pour preuve, mettre en regard les analyses photographiques du galop de cheval par Edward Muybridge avec les tableaux du Silent Way pour l’apprentissage des composés sonores d’une langue. Tous deux Pénélopes, ils défont les fils du temps pour suivre, et mettre, la parole, ou le cheval, au galop.

Une histoire de la préhistoire du cinéma:

On ne peut rappeler le temps ni les paroles.

(MALLARMÉ:1064)

Le tableau de droite affiche les sons du français, voyelles en haut, consonnes en bas. C'est par sa couleur ou par sa position sur le tableau qu’un rectangle représente et ‘rappelle’ un son. La suite vocale, représentée par un groupe de rectangles, se recompose de leur bande passante, au fil d’un index (doigt, baguette, etc,) qui en trace une séquence, et dont le défilé au ralenti fait voir les nœuds de silence et les contours prosodiques, qui organisent le mélange (la pâte) sonore et lui donnent rythme, ou courant. Flash-back vers la gauche. Le financier américain Leland Stanford finança, à grand frais, la question suivante: au galop, les quatre pattes du cheval sont-elles, pour un court instant, en l’air, ou est-ce que l’une d’entre elles toujours touche terre? Pendant longtemps et depuis toujours, on ne savait pas dire. On savait beaucoup de la locomotion, de l’animal, etc. Mais ça, on ne pouvait pas dire, on ne savait pas (comment) regarder. C’est Muybridge en 1872 qui tira l’épreuve photographique de la réponse: tableau de gauche. Et après en avoir pris connaissance, le peintre Meissonnier retoucha ses galops. Première auto-correction du montage. (“Le montage est l’auto-correction de la photographie.” ADORNO:207) Jusqu’à là, tableau de gauche, on ne savait pas voir le (détail d’un) galop, ni, tableau de droite, pour les démêler, les fils invisibles de la parole. Il y eut nécessité à régler dans l’espace un événement temporel, galop et parole (objets non uniformes), en aplatissant (écraniser disait Eisenstein) le mouvement sur une surface, “par conversion spatio-temporelle; dans le cas de la parole, conversion des paquets sonores en l'espace muet de rectangles.” (RAYNAL:58)

Ces deux tableaux valent comme autopsies de présent (présent d’expérience, à entendre aussi comme don) et donnent un sens nouveau et, peut-être, redoutable à ce que Heidegger (après Hegel) saluait comme le “privilège inouï du maintenant.” Le degré d’authenticité d’un énoncé audiovisuel se définit par les effets de prise qu’il offre sur le présent, non pas (seulement) celui de son entourage, mais au présent de sa prise, ou plan (en anglais, take).

Je est un autre: EN-JEU. Voilà, avec Rimbaud, pour sommer la dimension éthique du montage. D’autres montages –supra-individuels et supralinguistiques, pour mettre en circulation (en relation) individus, associations et nations, sont à venir, doivent venir, qu’il faudra bien apprendre à négocier. Le marquage identitaire (par la langue et autres attaches locales –le monde envisagé d’un sommet de clocher) ne peut plus faire. A fait son temps. Le montage comme cohabitation, et comme compromis. Par exemple: le montage européen, possible ou impossible entreprise, quand il faut aujourd’hui (se résigner à) dire EX-Yougouslavie. Par exemple, penser le montage-EUROPE à l’aide du film BLEU de Kristof Kieslowski, accompagné des deux films suivants: ROPE, d’Alfred Hitchcock, et EUROPE 51, de Roberto Rosselini. Assez de temps aura passé pour recomposer tectoniquement l’aire que qualifie un tel montage, géographique autant qu’historique.


Jean-Marc Raynal

Texte établi à partir des communications présentées au Congrès de l'Association Japonaise des Professeurs de Français en juin 1996, et à la Journée Pédagogique de Dokkyo en décembre 1996.




Ouvrages cités

Theodor Adorno, Théorie esthétique, Paris.1974.
Gaston Bachelard, L’air et les songes, Paris. 1943.
Denis Diderot, Le paradoxe du comédien.
Marguerite Duras, Les yeux verts, Paris. 1979.
Caleb Gattegno, L'univers des bébés, New York. 1973.
Elizabeth Guimbretière, Phonétique du français: propositions pour une mise en forme didactique des savoirs phonétiques, in, L’enseignement du français au Japon, 23, pp.8-17, Tokyo. 1995.
André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, 2 vol., Paris. 1964.
Stéphane Mallarmé, Œuvres Complètes, Paris. 1945.
Maurice Merleau-Ponty, La nature, notes de cours, Paris, 1993.
Jean-Marc Raynal, Didactique des premiers automatismes linguistiques, in, L’enseignement du français au Japon, 23, pp.51-61, Tokyo. 1995.
Michel Serres, Le tiers instruit, Paris. 1991.


texte original disponible sur le site ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS AU JAPON